fermer

 Habiter la ville


Ce n’était pas tout à fait l’acte fondateur d’un théâtre-populaire-contemporain, mais cela ressemblait fort au premier acte d’un projet qui devait s’élaborer à Pessac dans le cadre d’un compagnonnage lancé par la Mairie en collaboration avec le Conseil régional et le département de la Gironde.

L’AMGC s’engageait pour trois ans – qui devinrent six – à habiter la ville, entreprise ambitieuse qui consistait à vivre et créer au contact de la population, à investir les écoles, les maisons de retraite, les maisons de quartier, l’université…


Habiter la ville, c’était une manière de continuer à créer tout en se nourrissant des paroles glanées au gré des revues de presse, des ateliers ou des déambulations pour construire un propos collectif sur la gratuité, sur l’engagement, sur les services publics, sur l’intime, sur l’homme et la nature, sur les modes de vies alternatifs, mais aussi sur la réthorique de la bêtise, nos grandes peurs, nos petites misères…

Bref, il s’agissait d’ouvrir cette avant-scène où les citoyens pouvaient s’essayer à faire de la politique.

 

 

« Je ne comprends pas », « Explique-moi »,

« Répète pour que je comprenne »...

 

Une entreprise de répétition


Aussi s’ouvrait une triple entreprise de répétition.

On répétait bien sûr avant les spectacles, avec d’autant plus de fébrilité que se croisaient sur scène amateurs et professionnels, qu’on travaillait des textes tout droit sortis de l’imagination de ceux qui les jouaient et/ou de la collecte qu’ils avaient eux-mêmes assurée.

Car la matière de ce théâtre réside dans le questionnement opiniâtre que Jean-Philippe Ibos et ses métallos n’ont cessé d’adresser aux collégiens, aux pensionnaires des maisons de retraite, aux employés communaux… « Je ne comprends pas », « Explique-moi », « Répète pour que je comprenne »...

Cette invitation à la répétition s’est bientôt imposée comme la base d’une sorte de pédagogie dénuée de certitudes, mais conçue pour que chacun – jeune ou vieux, prof ou élève, jardinier ou flâneur, peu importe – puisse s’exprimer. Pour que chacun s’autorise à argumenter et dépasse le prêt-à-porter / prêt-à-penser et donne sa vision du monde.

 

Creuser le sillon et donner le temps


Cette esthétique de la répétition est un art de l’écoute qui, se donnât-il sur le mode ludique, engage un rapport à l’autre, repose sur une forme de confiance et implique un rapport au temps qui échappe aux mirages de la fulgurance ou aux facilités immédiates de l’a priori.

Répéter, répéter le même geste ou la même question, c’est passer et repasser, s’entêter, repasser au même endroit pour creuser le sillon et donner le temps. Le temps de s’expliquer et de (se) comprendre.

Contre toute apparence, celui qui se répète, ici, ne stagne ou ne piétine pas.

Il sait où il va et confère un sens – c’est-à-dire autant une direction qu’une signification – au geste qu’il est en train de reproduire ou aux paroles qu’il représente, sur scène.

 

« D’abord rallumer la petite lumière en soi

et ensuite, peut-être,

devenir un éclaireur pour les autres »

 

La jubilation d’un faire ensemble


Sans renoncer aux créations « professionnelles » où la compagnie monte des textes originaux, généralement issus de commandes, l’AMGC a soigneusement (et joyeusement) encouragé ce débordement de paroles.

Un débordement qui a donné naissance à une dizaine de spectacles conçus par et pour les habitants de Pessac, c’est-à-dire pour le reste du monde.

De fait, il y a quelque chose de spectaculaire dans la méthode de l’AMGC.

Spectaculaire au sens où petites préoccupations et grandes pensées, petits objets et grosses mécaniques ne prennent tout leur sens qu’une fois jetés dans l’espace public dans la jubilation d’un faire ensemble qui « embarque » les autres.

 

Venez, amenez vos lumières,

il va se passer quelque chose


Le grand final, c’est à la fois le cirque et un spectacle confidentiel : un cirque où l’on vient avec son pique-nique, un spectacle confidentiel où l’on amène son intimité et où l’on dit à ses proches, à ses voisins, « Venez, il va se passer quelque chose ». Et ça marche parce que chacun est médiateur du spectacle. Ceci nous renvoie aux dernières phrases de l’Opéra des illuminés* : « D’abord rallumer la petite lumière en soi et ensuite, peut-être, devenir un éclaireur pour les autres ».

  

Dix, cent, mille personnes

amènent leurs petites lumières

 

Pessac est le théâtre (le cirque devrais-je dire ?) de cet irraisonnable projet de nouvelle encyclopédie* imaginé par l’AMGC.

Rallumer les lumières, ce n’est pas tant allumer la lumière pour l’autre, voire lui lancer au visage la lumière crue de la Vérité, cela implique plutôt de l’amener à trouver l’interrupteur.

Le tout est de savoir créer les conditions pour que dix, cent, mille personnes amènent leur petites lumières, agrègent leur histoire et leurs pensées, entrent dans ce faramineux bricolage consistant à s’en remettre à l’autre, à remettre à l’autre ce à quoi ils tiennent (voire ce qui les tient).

Le pari – puisque manifeste il y a – réside dans la confiance placée dans le « comme si » théâtral. Chacun accepte d’entrer dans une sorte de double jeu qui permet d’abord (la fameuse « illusion théâtrale ») de dire sans dire en faisant semblant de croire que tout ceci n’est pas joué. Je sais bien mais quand même.

Mais le jeu est en même temps une bonne excuse pour ne pas s’avouer que ceci est finalement bien sérieux. Un bon prétexte pour s’autoriser à manipuler maux et bonheurs qu’on n’oserait sans doute pas énoncer dans les mots usés de la tribu. 

 

(conclusion)

 

Le nouvel esprit des Lumières ne saurait donc advenir que dans ce jeu de miroirs où sourires, grimaces et pensées se réfléchissent pour composer les pages d’un livre à venir.

L’encyclopédie foraine et théâtrale qui en procède, loin d’être la résurgence de quelque vieille lune nostalgique, renoue avec le désir (le Désir a-t-on dit) de réunir les lumières – connaissances et sentiments – que chacun peut élaborer au contact du monde.

Projet immodeste mais tout simple qui repose sur la confiance.

Celle qui permet de croire que le savoir collectif naît de la réunion des lumignons intimes.

 

PAR ALEXANDRE PERAUD,

ENSEIGNANT CHERCHEUR À L'UNIVERSITÉ BORDEAUX MONTAIGNE