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Retrouver une place juste parmi le vivant

Entretien avec Jean-Philippe Ibos Auteur, comédien, metteur en scène, Compagnie L’Atelier de Mécanique Générale Contemporaine, porteur du projet "Mars, Planète B" 
Extrait des propos recueillis par Lisa Pignot (Rédactrice en chef), publiés dans la Revue de l’Observatoire des Politiques Culturelles (janvier 2021)

L’Atelier de Mécanique Générale Contemporaine fabrique un théâtre vif, curieux de l’histoire humaine. Un théâtre de proximité, de la satire et de la critique sociale, qui s’attache autant aux rêves qu’aux préjugés. Avec son Encyclo des Mécanos, Jean-Philippe Ibos consigne le monde dans le désordre. Il donne à voir et à entendre la façon dont les habitants le racontent.

Depuis plusieurs saisons, un nouveau chapitre a été ouvert pour explorer les paradoxes de la relation Homme/Nature. « Comment voulons-nous habiter cette Terre ? », c’est à cette question que s’attèle désormais la compagnie.

(…)
L’Observatoire – Le rapport de l’humain à la nature, le changement climatique, la survie des espèces… tiennent-ils une place importante dans votre travail ?

J.-P. Ibos – On travaille ces sujets depuis plusieurs années. On propose notamment des conférences-spectacles où l’on mélange le savoir de l’expert avec des collectages.

Par exemple : « Et vous, le réchauffement climatique, ça vous fait quoi ? », avec une sociologue géographe, Myriam Hilbert. C’est une conférence à deux voix qui donne quelque chose d’assez joyeux et d’inattendu.

Depuis quelques mois, nous développons une nouvelle aventure de territoire. Avec le Parc naturel régional des Landes de Gascogne, l’Iddac, les directions Culture et Environnement du département de la Gironde et la Drac Nouvelle-Aquitaine, nous commençons une résidence Art-Nature au Domaine de Certes et Graveyron à Audenge. Il s’agit d’un espace naturel.

Le principe est de tisser des temps de présence – consacrés à la rencontre avec les habitants – et des temps de résidence d’écriture, puis de répétition, du prochain spectacle de la compagnie.

Ce spectacle, Une poignée de Terre (texte de Jean-Philippe Ibos, musique de Tony Leite - spectacle créé en mai 2021 au Domaine de Certes à Audenge en Gironde), est prévu pour être joué sous le ciel étoilé devant des spectateurs réunis comme à une veillée… C’est une exploration de nos manières d’habiter la Terre… Au travers de séquences sensibles, poétiques ou ironiques, nous tentons de raconter les hommes et leur incommensurable ego. Nous parlons de l’urgence de reprendre contact avec le sol ! Nous célébrons aussi la surprise sans cesse renouvelée devant l’organisation du vivant, la résilience tranquille de la nature… Une perspective douce et lumineuse pour l’avenir.

Notre présence artistique est imaginée en coconstruction, comme l’on dit. La durée – plus de deux saisons – permettra de laisser jouer à fond la mécanique d’infusion dans le territoire : les temps passés avec les équipes des espaces naturels sensibles, les scientifiques, les voisins, les élèves, les Maisons de la solidarité, les centres sociaux – sur leur terrain, et en retour les invitations à s’aventurer sur le nôtre…

Dans le contexte actuel de distance sociale imposée, de confinement et autres couvre-feux, chacun peut apprécier à quel point ces échanges sont, plus que jamais, des « commerces » essentiels… Nous privilégions l’aspect engagé, festif et joyeux de ces actions… Les fêtes avec les habitants, très important ça ! On veut laisser se produire les mises en mouvement qu’un projet partagé, participatif, peut susciter…

En somme, comment participer à la relecture et la transformation de ce monde en se mettant en mouvement avec les forces vives d’un territoire ?

L’Observatoire – Comment abordez-vous ces questions dans le projet Mars – Planète B que vous menez actuellement ?

J.-P. Ibos – Oui ! Mars, Planète B. Comment voulons-nous habiter la Terre ?, c’est la deuxième jambe du projet de résidence, la création participative.

Le point de départ est une fiction assez décalée : « “La Terre est foutue, colonisons Mars !” Une poignée d’habitants tente de mettre sur pied l’expédition “Mars pour Tous” en prenant de court les agences spatiales des grandes puissances mondiales. Ils décident de développer leur propre mission (parallèle) d’implantation d’une colonie humaine sur Mars ».

Le propos sous-jacent à cette fuite sur une planète bis, c’est l'obsolescence programmée de la Terre. On jette cette planète et on va en chercher une autre. On est dans le geste consumériste le plus abouti !

Ici, c'est surtout le sous-titre qui m'intéresse : « Comment voulons-nous habiter la Terre ? ». Mars n’est qu’une fausse piste, une blague. Quand je viens discuter de cette fiction avec les enfants d’une école ou des collégiens, très vite, ils me disent « mais vous êtes fou monsieur ! » Et après quelques rencontres où l’on mêle détournements artistiques et savoirs scientifiques, les jeunes se repositionnent par rapport à une surconsommation de la planète, à l’exploitation du vivant, de la nature, à nos errements de supers prédateurs.

On réinterroge le réel à travers la fiction. Quelque chose comme du bon sens apparaît : « À quoi ça ressemblerait de respirer, de boire ou de manger sur Mars ? On serait de toute façon condamné à vivre dans une bulle… ». C'est une façon d'écrire le monde d’aujourd'hui. Sans la fiction, toutes ces restitutions ne seraient pas différentes d’une chaîne d’info en continu.

L’Observatoire – Comment les jeunes avec qui vous travaillez sur ce thème abordent-ils cette transformation du monde qui, à bien des égards, est particulièrement anxiogène pour eux ?

J.-P. Ibos – Les jeunes, on leur met tout sur le dos et on leur dit « débrouillez-vous ! réparez-nous tout ça… ». Voilà ce qui est anxiogène. Ils peuvent être très seuls avec ces injonctions d’arranger ce que leurs aînés ont contribué à abîmer.

Alors, quand on se retrouve en atelier, là encore, on démonte tout : comment les choses sont racontées, avec quels mots, etc. ? Ils parlent avec leurs camarades, ils ont d'autres discours adultes face à eux, notamment leurs enseignants qu'ils entendent parler du sujet autrement. La parole se déplace.

Pouvoir parler, débattre, c’est une manière de se mettre en action, d’éloigner ou de transformer une angoisse qui est souvent liée à un sentiment d’impuissance, chez l’enfant comme chez l’adulte. On parle beaucoup de la peur, de ce qui nous empêche. On déconstruit cette impuissance. Alors ils réalisent qu’ils ne sont pas tous seuls avec ce qui est anxiogène. Ils ne sont plus les jouets de la situation, ils sont acteurs. C'est la base de l'émancipation, de la construction d’un individu.

La nature emporte toujours l’adhésion ! Lorsque l’on fait une séance en forêt avec des animateurs naturalistes, que l'on se balade en canoë sur la rivière... la nature se rapproche. Il n'est plus nécessaire d'expliquer pourquoi il est idiot de chercher à s’installer sur Mars. Le propos s’inverse de lui-même… C’est assez simple mais ça fait beaucoup de bien.

Dans le jardin à côté de chez nous, si l’on regarde bien, il y a de quoi se faire une excellente ratatouille … La bataille pourrait être gagnée contre les solutions hyper-technologiques ou le fantasme de changer de planète, contre nos habitudes de consommation de tout, contre nos égoïsmes, nos paradoxes, si l’on retrouvait une forme d'humilité, une place juste parmi le vivant.